vendredi 8 février 2013

François Bauchet / interview

Interview

« Les nouvelles technologies ne produisent pas de formes nouvelles »



Par ANNE-MARIE FÈVRE 
Cellules. A la galerie parisienne Kreo, le designer François Bauchet prend la tangente avec la géométrie et la nature.





«Je suis lent !» s’excuse François Bauchet. Douze ans qu’il n’avait pas proposé un travail personnel à la galerie Kreo. C’est chose faite, son projet a «poussé», jusqu’à l’exposition «Cellae» (cellules). On y compte neuf pièces : des étagères ou bibliothèques, des consoles, deux tables, l’ensemble est gris sombre, mais éclairé de traits blancs, sauf une pièce, plutôt ivoire. Ce mobilier d’exception, en édition limitée, est d’abord mystérieux, car on n’identifie pas la matière. Du béton gris, du marbre ? Non. C’est un feutre technique de couleur claire, imprégné de résine polymère teintée.

Mais il n’y a pas que le matériau qui intrigue, les formes déstabilisent. Les modules, ou «cellules», qui les structurent, un peu organiques, de travers, sont animés de légers déhanchements, dans une géométrie déréglée. Il y a de la tension, du tempo aussi, presque musical, et le plaisir de découvrir quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre. Cela crée un déséquilibre, bien d’aplomb, assumé, esthétique aussi, car porté par la complexité mais débouchant sur la simplicité.
Né en 1948 à Montluçon (Allier), François Bauchet a fait ses études à l’école des beaux-arts de Bourges, proche dans les années 70 du mouvement artistique Supports/Surfaces, qui a fait sortir l’art du cadre. Ce qui l’a conduit à sortir le design du seul cadre fonctionnel, à déformer les échelles des meubles. C’est ainsi que dans les années 80, à la galerie Neotu, ses meubles «attentionnés» ou «adressés» à des personnes, théâtralisés, mariaient l’humain et l’art.

Ce designer plutôt arty, enseignant et passeur à l’école des beaux-arts et de design de Saint-Etienne, sort du bois au début des années 2000, quand il expose au Musée des arts décoratifs parisien. Puis il reçoit le prix du créateur de l’année au Salon du meuble 2002, et travaille pour l’industrie Cinna, avec sa généreuse méridienne «Yang». Il affirmait alors sa manière «d’être dans le monde. Sans anecdotes superflues». Aujourd’hui, il garde la même nature de pensée, mais le dit autrement. Le monde a changé, mais les cellules grises de Bauchet sont en mouvement.
Quel est votre dessein avec cette exposition ?
Je me suis inspiré du développement cellulaire. Et j’ai retenu trois modules, un peu organiques, qui s’assemblent sans angles droits, mais en biais. Il ne s’agit pas de recopier la nature formellement, mais son organisme, sa qualité plastique. Il y a quelque chose qui nous échappe, c’est cela que je cherche. Je suis agacé par les nouvelles technologies numériques qui ne produisent pas de formes nouvelles, car on ne se débarrasse pas de nos visions préconçues sur les objets. Il faut faire autre chose que des planches, sortir du triangle, de l’angle droit ou des analogies organiques décoratives !
Vous ne rejetez pas le numérique, comme l’imprimante 3D, qui permet l’autoconstruction…
Il y a une belle logique avec la conception en 3D, des outils comme la stéréolithographie devenus plus accessibles. Mais nous ne sommes encore que dans une période de démonstration de ces outils. Cet outil peut se démocratiser, se partager. La 3D offre un potentiel, mais on construit avec le numérique ce qu’on pourrait construire sans. Nous sommes à une période charnière pour imaginer des choses plus fortes.
Votre travail a évolué depuis les années 80 ?
A cette période postmoderniste, j’étais narratif. J’avais besoin d’affirmer ma relation avec l’art. Aujourd’hui, je me suis libéré de mes envies artistiques personnelles, je me pose d’autres questions. Comment rester en veille sur le monde d’aujourd’hui ? L’art a toujours mis en question le monde. Le design, c’est différent, mais il n’est pas que fonctionnel, lui aussi se confronte au social, à l’économie, à l’usure du monde industriel, aux techniques, à la politique. Là où je n’ai pas changé, c’est dans ma manière de m’accrocher à une question simple, avec laquelle je me débats. Jusqu’à trouver un biais. Je n’aime pas l’idée de la réponse, mais celle de la question, je ne fais pas deux fois la même chose. Après mes couverts pour la marque Ercuit, je ne ferai pas deux petites cuillères.
Mais vous vous intéressez à l’agriculture…
Je suis né à Montluçon, je suis un terrien aussi, j’aime regarder la nature bouger. Et je me demande comment nourrir 10 milliards de petits bonhommes sans continuer à défricher, à ponctionner toujours plus la terre. Comment la régénérer ? On n’a pas les outils. Il nous faut mettre en cause la logique agricole ancestrale. On est passé du modèle du percheron et de la charrue au cheval mécanique, des tracteurs de 40 tonnes parfois, mais on tasse toujours plus la terre. Alors qu’il faut simplement l’aérer, récréer des échanges organiques, donc inventer de nouveaux outils. Je réfléchis à cela en solitaire, mais je rencontre des agriculteurs intéressés pour faire des essais avec des outils plus légers, doux.
Vous travaillez à la fois pour la galerie Kreo et pour la grande marque Cinna…
Je suis plus libre chez Kreo, c’est plus utopique. Mais chez Cinna, l’enjeu, c’est d’aller plus loin dans la mise en œuvre industrielle. Pour les meubles «Roman» en tôle, on a mis au point de nouveaux procédés d’assemblage. Je n’ai pas de projets nouveaux avec Cinna. La marque a besoin, en cette période de crise, de valeurs commerciales sûres et de jeunes pour la régénérer. Je ne suis ni l’un ni l’autre.
Vous avez créé une étagère pour l’éditeur Super-ette ?
J’ai envie de suivre comment la jeune Stéphanie Rollin va construire son travail d’édition de meubles. J’ai conçu l’étagère «Monade», en bois et métal, que l’on monte soi-même, sans mécanique : la construction repose sur des découpages laser de planches, elle tient sans clou, sans colle ni aimant. Cela crée une esthétique simple, économe. On a besoin de retrouver des pièces standards ! C’est ce que font ces jeunes éditeurs qui inventent des petites aventures industrielles, qui requalifient les savoir-faire et ouvrent sur un nouveau type d’économie possible. Cela crée un petit ressort et rompt avec la production de série qui inonde le monde à des millions d’exemplaires. C’est courageux. Ce monde n’est pas tout à fait fini, il y a de nouvelles énergies.
Vous êtes un des piliers de l’école des beaux-arts de Saint-Etienne…
J’ai participé à une histoire, celle de l’école avec Jacques Bonnaval, qui a été au cœur de la Biennale et de la Cité du design. Je me suis éloigné, je vais bien devoir m’arrêter. Mais j’expose avec de jeunes designers à la biennale en mars, Numéro 111 et BL119.
N’êtes-vous pas affolé par le nombre de designers que l’on forme tous les ans ?
Non, je suis plus inquiet de voir des milliers d’étudiants faire des lettres sans aucun objectif. Le design est une discipline que je conçois comme généraliste. Comme la médecine généraliste, on manque de vision globale. C’est aussi une attitude, qu’il ne faut pas diviser en spécialisations. C’est un métier ouvert qui peut permettre aux jeunes de faire toutes sortes de choses. Pas seulement des objets ou du service, ils peuvent créer des petites agences multiservices de conseil, en mêlant graphisme, sites, aménagements urbains… Il y a des formes à inventer, en réseau, en équipe. On est au bout d’un système, on ne peut que réagir.
Mais vous travaillez seul ?
Je sous-traite ce que je ne sais pas faire mais je suis obligé d’aller seul au bout de la maturation de mes idées, personne ne peut le faire à ma place. J’ai un rythme lent, je dessine, mais je ne garde rien. J’aime l’idée de me rappeler un projet. Comme je préfère regarder que prendre une photo, c’est du même ordre. Je préfère une mémoire limitée. Mais ce que j’ai vu, si j’ai attrapé un truc, cela m’appartient.
«Cellae», à la galerie Kreo, jusqu’au 16 mars. 31, rue Dauphine, 75006. Rens. : www.galeriekreo.com