lundi 17 février 2014

Duchamp & la sculpture

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https://www.flickr.com/photos/54288725@N06/sets/72157640734822613/

Duchamp et la sculpture

1/ Une courte biographie en images

2/ Brancusi vs Les Etats-Unis

3/ readymade

4/ empreintes

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1/ Une courte biographie en images

Né le 28 juillet 1887 à Blainville-Crevon en Seine-Maritime, Marcel Duchamp est le fils du notaire de Blainville-Crevon, et le petit-fils d'Émile Frédéric Nicolle homme d'affaires avisé et artiste, qui enseigna l'art à ses petits-enfants. Il est issu d'une famille de six enfants, dont le sculpteur Raymond Duchamp-Villon (1876-1918) et les peintres Jacques Villon (Gaston Duchamp, 1875-1963) et Suzanne Duchamp (1889-1963), mariée au peintre Jean-Joseph Crotti. C'est auprès de ses frères, de sa soeur et de leurs amis qu'il entreprend son apprentissage de la peinture.
Il s'intéresse au groupe des "fauves".
portrait du docteur Dumouchel 1910
À ses débuts, il fréquente principalement des artistes d'inspiration cubiste tels que Fernand Léger et Robert Delaunay, ou encore Albert Gleizes et Jean Metzinger, auteurs de l'ouvrage Du Cubisme qui pose les bases théorique du cubisme en 1912.
portrait de jouers d'échecs 1911
Il est présent au côté du groupe de la Section d'or en 1912 à Paris pour une exposition à la galerie La Boétie. Cette année, capitale, lui fait découvrir Raymond Roussel et Jean-Pierre Brisset, dont l'impact perdurera sa vie durant.
moulin à café 1911
En 1913, aux États-Unis, les nouvelles recherches européennes sont présentées lors de l'exposition 
Armory show à New York.
Armory show 1913 New-York

Le Nu descendant un escalier provoque hilarité et scandale. Cette œuvre dénote des tendances cubistes au futurisme de la « photo-dynamique ».
nu descendant l'escalier 1912

Il s'écarte de la peinture, vers 1913-1915, avec les premiers ready-made, objets « tout faits » qu'il choisit pour leur neutralité esthétique : Roue de bicyclette (1913), Porte bouteilles (1914), Fontaine (1917), un urinoir renversé sur lequel il appose la signature « R. Mutt ». Cet objet est refusé par les organisateurs de l'Armory show de 1917.
roue de bicyclette 1913
porte-bouteilles 1914
fontaine 1917
Réformé en 1914, il part à New York et entretient des liens avec Man Ray, Alfred Stieglitz et Francis Picabia avec qui il fonde la revue 291. Il eut un impact non négligeable sur le mouvement dadaïste (...)
Entre 1915 et 1923 à New York, Marcel Duchamp réalise "Le grand verre", qui est composée de deux panneaux de verre assemblés, peints pour partie à l'huile, et comprenant des inserts en plomb, de la poussière, etc. Elle fut brisée involontairement ors de son transport en 1916 puis reconstituée. Elle est actuellement exposée au Philadelphia Museum of Art.
Le grand verre
En 1925, Duchamp construit un film, appelé l'« Optical cinema », (35 mm, noir et blanc de 7 min). Ce film présente des plaques rotatives qui deviendront plus tard, en 1935, les Rotoreliefs. Ces plaques tournantes comportent des jeux optiques, des jeux de mots, et de la géométrie.
roto-reliefs
voir : http://www.youtube.com/watch?v=2SVbWxQamjs
En 1938 à Paris, puis en 1942 à Nex-York, Duchamp est le scénographe des expositions surréalistes.
exposition surréaliste 1938 & 1942
À travers ses oeuvres, Duchamp mène une réflexion sur la notion d'Art, sur l'esthétique, préparant ainsi ce qu'est l'art conceptuel. Le pop-art et le happening ont aussi fait de fréquents emprunts aux pratiques et démarches artistiques de Duchamp. Les écrits de Marcel Duchamp ont été publiés sous les titres Duchamp du signe (1958) et Marchand du sel (1958). Il fut également le créateur d'un personnage fictif, Rrose Sélavy.
Rose Sélavy
Dans les dernières années de sa vie, Duchamp exécuta une oeuvre depuis exposée au musée des Beaux-Arts de Philadelphie, : " Étant donnés : 1) La chute d'eau, 2) le gaz d'éclairage" (1944-1968).
Etant donné...
Marcel Duchamp fut un excellent joueur d'échecs.
(...)
Il meurt le 2 octobre 1968 à Neuilly-sur-Seine dans les Hauts-de-Seine. Une épitaphe est gravée sur sa tombe au cimetière de Rouen : « D'ailleurs, c'est toujours les autres qui meurent. »

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2/ Brancusi vs Les Etats-Unis

Brancusi / le baiser
Brancusi / colonne sans fin
Brancusi / muse endormie
Brancusi /Mlle pogany
Brancusi /au travail

Marcel Duchamp arrive à New-York le 20 octobre 1926, accompagné d'une vingtaine de scultures en mrbre et en bois de Brancusi (avec leurs socles), ainsi que des dessins. (Il a lui-même préparé et emballé le tout dans l'atelier de l'impasse Ronsin.) Le lendemain, les douanes américaines saisissent le chargement, sous le prétexte que les objets transportés ne sont pas des objets d'art, mais de simples objets manufacturés, et, comme tels, soumis à une taxe de 40% de la valeur déclarée.

MARCEL DUCHAMP décide de réagir : il mobilise alors un grand nombre de personnalités du monde de l'art. Ainsi s'ouvre en octobre 1927 le célèbre procès, autour de la définition de l'oeuvre d'art.

Oiseau dans l'espace Brancusi / Steichen

Depuis 1913, la législation americaine exonérait de droits de douane tout objet ayant le statut d'oeuvre d'art. La loi précisait que les sculptures devaient être « taillées ou modelées, à l'imitation de modèles naturels » et en avoir également « les proportions : longueur, largeur et épaisseur ». Selon une définition plus large de 1922, les « sculptures ou statues» devaient être « originales », ne pas avoir fait l'objet de « plus de deux répliques ou reproductions » ; [ ... ] avoir été produites uniquement par des « sculpteurs professionnels » [ ... ], « taillées ou sculptées, et en tout cas travaillées à la main [ ... ] ou coulées dans le bronze ou tout autre métal ou alliage [ ... ] et réalisées au titre exclusif de productions professionnelles de sculpteurs » ; et les mots « peinture », « sculpture » et « statue » [ ... ] ne devaient pas être « interprétés comme incluant les objets utilitaires ... »
Le problème était donc de s'accorder sur la ressemblance entre l'objet et ce qu'il était censé « imiter » et, de plus, prouver qu'il était une oeuvre "originale", réalisée par un sculpteur professionnel reconnu, et fabriquée entièrement de ses mains. (...)
Il importe de signaler qu'entre 1914 et 1926 l'oeuvre de Brancusi était devenue progressivement plus abstraite, et que le chargement comprenait plusieurs très belles pièces en bronze poli, qui pouvaient évoquer aux yeux des douaniers et une matière coûteuse et une finition industrielle. Parmi celles-ci se trouvait l'Oiseau dans l'espace, appartenant au peintre et photographe Edward Steichen, un vieil ami que Brancusi avait connu à Paris et qui depuis s'était installé aux Etats-Unis. Une fois finies l'exposition de New York, et sa présentation à Chicago en janvier 1927, Steichen se vit réclamer la somme de 240 dollars - soit 40 pour cent du prix d'achat de la sculpture - pour pouvoir la conserver. (...)
Le 26 novembre 1928, le juge rend son verdict. Après avoir admis que certaines définitions toujours en vigueur sont en fait périmées, il reconnaît qu' « une école d'art dite moderne s'est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d'imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d'avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l'art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. »
En fonction de ces nouveaux critères, la Cour a jugé que l'objet était beau, que sa seule fonction était esthétique, que son auteur, selon les témoignages, était un sculpteur professionnel, et qu'en conséquence, il avait droit à l'admission en franchise.
Le lendemain des photographies de la sculpture paraissaient dans la presse, légendées: « C'est un oiseau ! » Les plaignants furent remboursés, et le jugement a fait depuis jurisprudence aux États-Unis.
Margit Rowell

Ecouter l'émission "Au fil de l'histoire" France Inter
Le procès Brancusi, l'oiseau dans l'espace est-il de l'art ?

sources :
C'est un oiseau Droit et société 1996 (Nathalie Heinich)
Brancusi contre Etats-Unis (Editions Adam biro)

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3/ readymade

Marcel Duchamp invente le ready-made en 1913, en clouant la fourche d’une bicyclette à l’envers sur un tabouret de cuisine, de manière à ce que la roue puisse tourner librement. Ready-made veut dire “tout-fait”. En réalité, le ready-made est un objet qui subit plusieurs sortes de déplacements. D’abord, il y a un déplacement matériel. L’objet manufacturé est montré sous un angle insolite. La roue de bicyclette est à l’envers et juchée sur un tabouret. Le porte bouteilles (1914) est pendu au plafond au lieu d’être posé su le sol de la cuisine. Le trébuchet (1917) est un porte-manteau fixé au sol, et non à un mur.

Ensuite, il y a souvent un déplacement logique produit par le titre. Le porte-manteau s’appelle trébuchet, la pelle à neige avant le bras cassé (1915) et l’urinoir fontaine (1917). Enfin et surtout, il y a déplacement de contexte. l’objet manufacturé présenté tel quel dans un musée oblige à le regarder différemment, et à se poser des questions sur ce qui définit une oeuvre d’art. Duchamp invente aussi le ready-made assisté ou aidé. Dans ce cas, il intervient sur l’objet, apposant sa marque personnelle. par exemple, il ajoute une moustache à une carte postale de la Joconde, ou bien il signe (d’un faux nom) l’urinoir intitulé fontaine. la dernière catégorie est celle des ready-made réciproques : « Se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ».

Le ready-made n’est pas un simple geste iconoclaste. Il marque une étape importante et visiblement irréversible dans l’histoire de l’art.
Petit lexique de l’art Moderne
(1848-1945) Robert Atkins - Abbeville presse
Ecouter interview de Duchamp par Philippe Colin (INA) 1967 : http://www.ina.fr/video/CPD07011070
roue de bicyclette 1913
porte-bouteilles 1914
fontaine 1917 5th-version-1964
lhooq.jpg
reproduction de L.H.O.O.Q. 1919 extrait de la boite en valise. ready-made aidé : crayon sur une reproduction de la Joconde.
Fontaine [1917]
Nathalie Heinich relève l’ensemble des opérations effectuées sur l’objet pour le transformer en readymade :
  • Sortir l’objet de son contexte courant.
  • Renversé l’objet et donc ne pas le présenter selon sa fonction d’origine.
  • Signer l’objet et dater sa “création”, c’est à dire lui donner une nouvelle naissance.
  • Écrire sur l’objet, en l’occurence une exégèse dans “Blind mind”, c’est à dire le ritualiser dans le cadre d’un processus de communication.

À quel moment une pissotière peut-elle devenir une oeuvre d’art ?

Pas quand vous le déciderez, vous, mais lorsque Marcel Duchamp (1887-1968), un peintre originaire de Haute-Normandie, l’a décidé. En 1917, il envoie de manière anonyme une pissotière (fountain en anglais) à un jury artistique américain — dont il est membre par ailleurs. L’objet a été choisi par lui parmi des centaines d’autres, tous semblables, dans une fabrique de sanitaire qui les manufacture en série. Une seule chose distingue cet urinoir devenu célèbre dans le monde entier d’un autre produit dans la même usine mais utilisé à ses fins habituelles : la signature. Duchamp n’a pas signé de son nom mais d’un pseudonyme : R. Mutt, en référence à un héros de bande dessinée (un petit gros rigolo, alors connu de la plupart des américains).
Les membres du jury ignorent l’identité de l’auteur de ce geste à mi-chemin du canular sans lendemain et la révolution esthétique qu’il déclenche. Duchamp appelle cet objet un ready-made (un tout prêt-fait si l’on voulait traduire mot à mot). Cet objet se distingue de ses semblables par l’intention de l’artiste qui préside à sa présence dans une exposition d’art. Qu’un plombier spécialiste en sanitaire fixe cet urinoir dans votre lycée ou qu’un artiste le place sur un présentoir dans une salle d’exposition, il reste matériellement le même. Mais il se charge symboliquement dans le musée d’une signification autre que dans les lieux d’aisance. Sa fonction change, sa destination aussi, sa finalité première et utilitaire disparaît au profit d’une finalité secondaire et esthétique. Le ready-made entre alors dans l’histoire de l’art et la fait basculer du côté de la modernité.
Certes, on enregistre des résistances officielles à ce coup d’état esthétique. On crie à l’imposture, à la plaisanterie, à la fumisterie. On refuse de transformer l’objet banal en oeuvre d’art. L’urinoir est brut, non ouvragé, tout juste signé ; en revanche, les productions artistiques habituelles sont élaborées, ouvragées et reconnues comme classiques par les officiels du milieu. Mais les avant-gardes qui veulent en finir avec la vieille façon de peindre, de sculpter et d’exposer réussissent à imposer l’objet comme une pièce majeure dans l’histoire de l’art. Alors, les anciens et les modernes s’opposent, les conservateurs et les révolutionnaires, les passéistes et les progressistes se livrent une guerre sans merci. L’histoire du XXe siècle achevé donne raison à Marcel Duchamp : son coup d’état a réussi, sa révolution métamorphose le regard, la création, la production, l’exposition artistique. Toutefois, certains — encore aujourd’hui — refusent Duchamp et son héritage, ils appellent à retourner à l’époque où l’on se contentait de représenter le réel, de le figurer, de le raconter de la manière la plus fidèle qui soit.
Il y a aussi ceux qui vont creuser là où c’est très aride en espérant de toutes leurs forces qu’ils ne découvriront rien de fertile — ce sont les avant-gardistes. (Exemple : Marcel Duchamp, qui craignait de voir ses readymades, “non-inventions” d’un “anti-artiste”, procurer une quelconque “délectation esthétique” ou fonder un quelconque “art de l’objet”.)

Hector Obalk. Préface de au petit lexique de l’art contemporain de Robert Atkins

La beauté noyée par la chasse d’eau

Quel est le sens de la révolution opérée par la pissotière ? Duchamp met à mort la beauté, comme d’autres ont mis à mort l’idée de Dieu (par exemple la révolution française dans l’histoire ou Nietzsche en philosophie). Après cet artiste, on n’aborde plus l’art en ayant en tête l’idée de la beauté, mais celle du Sens, de la signification. Une oeuvre d’art n’a plus à être belle, on lui demande de faire sens. Pendant des siècles, on créait non pas pour représenter une belle chose, mais pour réussir la belle représentation d’une chose : pas un coucher de soleil, des fruits dans un compotier, un paysage de mer, un corps de femme, mais un beau traitement de tous ces objets possibles. Duchamp tord le cou à la beauté et invente un art radicalement cérébral, conceptuel et intellectuel.
Depuis Platon (427-347 av. J.-C.), un philosophe grec idéaliste (pour qui l’idée prime sur le réel qui en décide), la tradition enseignait l’existence d’un monde intelligible entièrement peuplé d’idées pures : le Beau en soi, le Vrai en soi, le Juste en soi, le Bien en soi. Hors du monde, inatteignables par les effets du temps, hors représentations et incarnations, ces idées n’étaient pas censées avoir besoin du monde réel et sensible pour exister.
En revanche, dans l’esprit de Platon — et dans l’esprit platonicien, celui des individus qui s’en réclament —, une Belle chose définit un objet qui participe de l’idée de Beauté, qui en découle, en provient. Plus sa relation avec l’idée de Beau est proche, intime, plus la chose est belle ; plus elle est lointaine, moins elle l’est. Cette conception idéaliste de l’art traverse vingt cinq siècles jusqu’à Duchamp. La pissotière met à mort cette vision platonicienne du monde esthétique.
Duchamp réalise une autre mise à mort : celle des supports. Avant lui, l’artiste travaille sur des matériaux nobles — l’or, l’argent, le marbre, le bronze, la pierre, la toile de lin, le mur d’une église, etc. Après lui, tous les supports deviennent possibles. Et l’on voit, dans l’histoire de l’art du XXe siècle, surgir des matériaux pas nobles du tout, voire ignobles au sens étymologique : ainsi des excréments (Masson), du corps (les artistes du body-art français ou de l’actionnisme viennois), du son (John Cage, La monte Young), de la poussière (Duchamp), de la graisse, du feutre réalisé en poil de lapin (Beuys), de la lumière (Viola, Turrel), du plastique, du temps, de la télévision (Nam Jun Paik), du concept (On Kawara) et du langage (Kosuth), des ordures (Arman), des affiches lacérées (Haines), etc. D’où une autre révolution intégrale, celle des objets possibles et des combinaisons pensables.
Cette révolution est tellement radicale qu’elle a toujours ses opposants — vous, peut être ; la plupart du temps, ceux qui ne possèdent pas le décodeur de ce changement d’époque ou qui le refusent — comme on refuserait l’électricité pour lui préférer la lampe à pétrole ou l’avion pour mieux aimer la diligence. Certains déplorent cette rupture dans la façon de voir le monde artistique pour proférer les techniques classiques d’avant l’abstraction : les scènes de Poussin, au XVIIe siècle, qui donnent l’impression d’une photographie et d’un immense savoir-faire technique, les femmes nues de Rubens, au XVIIIe siècle, qui batifolent dans la campagne et ressemblent à la voisine nue et visible par votre fenêtre, les pommes de Cézanne, au XIXe siècle, même si elles ressemblent assez peu aux fruits réels avec lesquels se cuisine
la compote. On aime ou on n’aime pas Duchamp, certes, mais on ne peut pas refuser d’admettre ce qui fait l’histoire du XXe siècle : l’art d’aujourd’hui ne peut pas être semblable à celui d’hier ou d’avant-hier. À l’évidence, il faut faire avec. Quel sens y-aurait-il pour vous à vivre au quotidien habillé avec les vêtements portés au temps de la Révolution Française ? Libre à vous de ne pas aimer l’art contemporain. Du moins, avant de juger et condamner, comprenez-le, essayez de décoder le message crypté par l’artiste — et seulement après, jetez-le à la poubelle si vous le voulez encore …
Duchamp donne les pleins pouvoirs à l’artiste, décideur de ce qui est de l’art et de ce qui ne l’est pas. Mais il donne aussi du pouvoir à d’autres acteurs qui font également de l’art : les galeristes qui acceptent d’exposer telle ou telle oeuvre, les journalistes et les critiques qui écrivent des articles pour rendre compte d’une exposition, les écrivains qui rédigent la préface des catalogues et soutiennent tel ou tel artiste, les directeurs de musées qui installent dans leur salle des objets qui accèdent ainsi au rang d’objets d’art. Mais vous aussi, les regardeurs, vous faites partie des médiateurs sans lesquels l’art est impossible. Duchamp pensait que le regardeur fait le tableau.
Une vérité qui vaut pour toutes les oeuvres et toutes les époques : celui qui s’arrête et médite devant l’oeuvre (classique ou contemporain) la fabrique autant que son concepteur.
D’où le rôle essentiel confié au spectateur — vous. Et une confiance importante, un optimisme radical de la part du créateur. En effet, l’hypothèse moderniste pose que les gens sans informations qui commencent par refuser l’art contemporain et le trouver sans valeur ne vont pas en rester là et se décideront à une initiation à même de leur révéler les intentions de l’artiste et le codage de l’oeuvre. L’art contemporain, plus qu’un autre, exige une participation active du regardeur. Car on peut se contenter, dans l’art classique, de s’extasier sur l’habileté technique de l’artisan qui peint son sujet avec ressemblance et fidélité, on peut s’ébahir de l’illusion plus ou moins grande produite par une peinture qui donne l’impression d’être vraie ou d’une sculpture à laquelle il semble ne manquer que la parole. Mais depuis l’urinoir, la Beauté est morte, le Sens l’a remplacée. À vous de quérir, chercher et trouver les significations de chaque oeuvre, car toutes fonctionnent à la manière d’un puzzle ou d’un rébus.

Antimanuel de philosophie / Michel Onfray Ed. Bréal

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4/ Empreintes

objet dard
coin de chasteté
Feuille de vigne femelle / plâtre galvanisé 1950

C'est l'empreinte négatif d'un sexe féminin, oeuvre qui fait partie de la composante érotique des travaux de Duchamp.
Cette empreinte est un prélèvement direct sur la réalité. On comprend ici le rapport direct avec le redymade.

paysage fautif 1946 sperme sur Astralon, dos de satin noir 21 x 16,5. Composition essentiellement abstraite réalisée entièrement avec sa propre semence. L’oeuvre n’étant pas destinée à la consommation publique, mais à une amie avec qui Duchamp partageait alors une relation intime et très privée, il est logique de conclure que le moyen de l’oeuvre était son message.

Envisager l'oeuvre de Duchamp selon le point de vue de l'empreinte, c'est accepter l'épreuve d'une sorte de désorientation.
Le point de vue de l'empreinte suppose avant tout le refus de désintriquer ce que l'on met trop souvent en opposition, particulièrement lorsqu'il s'agit de Marcel Duchamp : la facture et l'intention, la matière et l'idée, les moyens et les fins, le savoir-faire et le savoir, la « cuisine» et le « concept » ...
(..) les questions critiques deviennent paradoxales : quelle est la facture de ses intentions ? Quelles sont les matières de ses idées ? Quel est le savoir-faire de son savoir ? Quelle est la cuisine de ses concepts ?

Judith et Holopherne Donatello 1455-60

La critique duchampienne est, toutes proportions gardées, marquée par une phobie du toucher comme le fut, en son temps, la critique donatellienne. Les censures et les résistances théoriques autrefois fixées sur le moulage se retrouvent aujourd'hui, transformées et déplacées, dans l'ensemble des fixations négatives sur le readymade duchampien : même sentiment de « littéralité » inartistique (les jambes d'Holopherne, prises telles quelles pour figurer dans un ouvrage d'art humaniste, ne sont pas moins scandaleuses que la pissotière prise telle quelle pour figurer dans une exposition d'art moderne) ; même sentiment d'ouverture au « n'importe quoi » (on pourrait dire que si DonaN
tello est capable d'obtenir par empreinte les jambes et le drapé de sa Judith) c'est bien qu'il est capable de mouler n'importe quoi", donc de nous abuser avec du « n'importe quoi » sur sa capacité artistique d'imitation de la nature) ; même sentiment moral de réprobation pour un détour technique considéré comme pis-aller, solution de facilité, pratique de paresseux (si l'on isolait les jambes et le voile de la Judith du corpus de Donatello, on pourrait dire de celui-ci qu'il eut une propension certaine à ne rien faire de ses mains).

Essayons plutôt de réarticuler la question technique à ces signes indiciaires et à ces phénomènes de contact dont Marcel Duchamp a fait un motif si puissant dans toute son oeuvre. Essayons donc d'y interroger l'empreinte comme paradigme puis comme processus. Que les deux niveaux d'efficacité se rejoignent, et nous aurons peut-être une idée de la façon dont l'empreinte, ce geste technique immémorial et polyvalent, accède au statut de procédure artistique.
Voilà peut-être à quoi sert, pour finir, la préférence duchampienne pour le mot artisan : à ouvrir le champ technique du métier d'artiste. À l'ouvrir et non, comme on l'a dit, à l'abandonner. On s'est déjà trompé sur les enjeux de la sculpture de Donatello lorsqu'on a voulu comprendre son renoncement à posséder son propre atelier de fonderie - ce qui était encore le cas chez Ghiberti - comme un renoncement à l'artisanat et à la « cuisine» matérielle de la fonderie. Utilisant les compétences différenciées de plusieurs fondeurs pour réaliser sa seule Judith Donatello démontrait au contraire sa volonté, typiquement heuristique, d'ouvrir plus grand le champ des possibilités techniques, de le faire varier en recourant à un nombre toujours accru de savoir-faire artisanaux. Le cas de Marcel Duchamp est comparable : son oeuvre requiert un type nouveau de compétence technique, tendue vers la polyvalence et la multiplicité. L'attitude heuristique qui la caractérise n'engendre ni l'« abandon du métier », puisqu'elle aboutit plutôt à multiplier le métier, ni la production du « n'importe quoi » puisqu'elle aboutit plutôt à surdéterminer la méthode, à surdimensionner son champ d'application.

9 moules mâlic 1915
Hule, fil de plomb, feuille de plomb sur verre (fêlé en 1916), monté entre deux plaques de verre, 66 x 101,2 cm

moule :
Marcel Duchamp : « L'idée est amusante parce que les « moules mâlics » sont des moules. Et pour mouler quoi ? Du gaz. C'est-à-dire qu'on fait passer le gaz dans des moules où il prend la forme du troupier, du livreur de grand magasin, du cuirassier, de l'agent de police, du prêtre ou du chef de gare, etc., qui sont inscrits sur mon dessin. Chacun d'eux est bâti sur un plan horizontal commun dont les lignes se coupent au point de sexe. [...] Le côté moule est invisible. J'évitais toujours de faire quelque chose de tangible, mais un moule ça m'était égal, c'est l'intérieur que je ne voulais pas montrer. »

Le grand verre + Le grand verre Hamilton

Le grand verre est une oeuvre d'une complexité et d'un stratification inouïes.
  • - Construction anthropomorphique : vierge, célibataires, squelette, pendu emelle, combat de boxe, témoins occulistes, tubes capillaires, prêtres, livreurs de grand magasin, gendarme, cuirassier, agent de la paix, croquemort, larbin, chasseur de café et chef de gare.
  • - fonctionnement machinique : épanouissement cinématique, pistons de courant d'air, moteurs aux cylindres bien faibles, réservoir, cylindre du sexe, magnéto désir, marieur de gravité, refroidisseur à ailettes, pompe, tamis, etc.
= METTRE LES CONTRAIRES EN CONTACT. + dimension tactile à l'ensemble des significations érotiques.
apparence = plan // apparition = moule
natif / négatif // matrice / moule
Dispositifs techniques imaginés pour que des matières ou des corps soient livrés à l'action contraignante de contre-formes : moulins à eau, matières d'Eros, tubes capillaires, tamis, broyeuse de chocolat, mortaise-rotule, cylindre-guêpe, pistons de courant d'air, etc. = VRAIES FORMES INVISIBLES et CONTRE-FORMES VISUELLES.

"Ouverture technique" de l'oeuvre de Duchamp. = modification pratique et théorique, pardigmatique et processuelle du "métier artistique".

Ce qui nous renseigne bien sur le caractère impératif, voire constitutif, de cette nécessité (de méticulosité) : quelque chose qui, pour être ressenti comme « négatif » (pénible, trop long, ennuyeux, etc.), n'en fut pas moins « natif » pour l'oeuvre même de Duchamp. Des mois et des mois passés à la « minutieuse mise en perspective » de la partie inférieure du Grand Verre; des mois encore pour argenter la zone des « témoins oculistes »; une patience démesurée pour « tracer les formes [et] pour en cerner ensuite les contours à l'aide d'un mince fil de plomb », selon une technique inédite associant le vitrail, le collage et la gravure ; tout cela exécuté avec un soin tel que la dépense de temps et de travail (rappelons que le Grand Verre occupa Duchamp de 1915 à 1923 devienne incommensurable à toute valeur d'objet, de celle que l'on accorde en général à un tableau. « Quand il travaillait, écrit Henri-Pierre Roché, c'était lentement, pour lui-même, jusqu'à ce que son but fût atteint, sans mêler à son travail une idée de vente. »
Don Ashton qualifiait déjà Duchamp de "bricoleur de génie" non seulement pour l'aspect ironique et parodique de ses calembours mais encore pour l'aspect très "méthodique" de leur réalisation technique.
La ressemblance par contact
Georges Didi-Huberman / Editions de minuit / 2008


Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage
1946-1966. Environnement en matériaux divers : une vielle porte en bois, briques, velours bois, cuir tendu sur une armature de métal, brindilles, aluminium, ferre verre plexiglas, linoléum, coton, lumières électriques, lampe à gaz (type bec Auer), moteur, etc... Philadelphia Museum of art.

Sur fond de paysage montagneux (une photographie) et de chute d’eau (actionnée par un moteur), un corps de femme nue, au visage invisible, allongée dans l’herbe, les cuisses largement écartées, le sexe rasé et tenant à la main un bec de gaz éclairé : voilà ce qu’on aperçoit quand on passe l’oeil à travers les deux trous d’une vielle porte en bois. Consignée par Duchamp dès 1912, réalisée progressivement, obsessionellement ; de 1946 à 1966, tenue dans le secret de son atelier new-yorkais, révélée au Philadelphia Museum neuf mois après la mort de son auteur, « Étant donnés : 1°la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage » reste l’une des oeuvres les plus mystérieuses du père concepteur de la modernité artistique. Forme hybride, mixte de sculpture, d’effets d’optiques binoculaires, de bricolages et d’environnement, souvenir tridimensionnel de l’Origine du Monde de Courbet, cette “approximation démontable”, annotée par l’artiste comme « les conditions de repos instantané (ou apparence illogique) d’une succession de faits divers », reste l’une des plus fortes énigmes érotiques et esthétiques, livrée à la postérité par Duchamp en pièces détachées et avec mode d’emploi. Un fait divers structuré en machine optique, sans autre éclaircissement.
N°196 sept 2000 / dossier arts et faits divers