jeudi 6 septembre 2012

les fab labs - Télérama 1/7 sept 2012


Avec les “Fab Labs”, deviendrons-nous tous designers ?

Enquête | Les “Fab Labs” ? Des coopératives futuristes intégrant ordinateurs, marteaux, tournevis, perceuses et imprimantes 3D dans un joyeux foutoir participatif. Une nouvelle révolution industrielle portant la “bricolabilité” au pinacle ?

Le 01/09/2012 à 00h00 
Xavier de Jarcy - Télérama n° 3268

Dans le sillage du FacLab de Gennevilliers ou d'Arilect à Toulouse, La Nouvelle Fabrique vient de s'installer au Centquatre parisien. © Léa Crespi pour Télérama
Nous sommes en 2022. Un nouveau modèle économique émerge, où l'on répare au lieu de jeter, où l'on fabrique soi-même. De plus en plus de foyers possèdent une imprimante 3D, avec laquelle ils produisent des objets du quotidien ou des pièces de rechange pour leur électroménager. Les éléments de leur machine ont été taillés par une autre imprimante 3D, dans une coopérative de quartier, tenue par un designer-artisan. Beaucoup d'habitants viennent s'y fournir en meubles sur mesure. Les plus doués les dessinent eux-mêmes ou adaptent des plans libres de droits, disponibles sur Internet.

De la science-fiction ? Pas sûr. Collaborative et connectée, l'ère de « l'artisanat 2.0 » ou de « la micro-industrie » s'esquisse déjà. Au FacLab de Gennevilliers, par exemple. Un Fab Lab (fabrication laboratory, ou laboratoire de fabrication, surnommé aussi fabuleux laboratoire) inauguré en février dans une extension de l'université de Cergy-Pontoise. Inventés à la fin des années 1990 par Neil Gershenfeld, chercheur au MIT (Massachusetts Institute of Technology), les Fab Labs fonctionnent comme des forums Internet, sauf qu'ils se situent dans le monde réel. Conçus pour décloisonner les disciplines, en France presque toujours à l'initiative d'institutions publiques, universités, écoles, centres culturels, ils « permettent la rencontre de gens qui ne devraient jamais se croiser », explique Olivier Gendrin, scientifique et fabmanager du FacLab. Ouvertes à tous, les six salles de Gennevilliers forment donc un mélange d'atelier de bricolage, de centre de formation, de lieu de prototypage, de club de sciences... On y trouve des ordinateurs, des outils classiques (marteaux, tournevis, perceuses) ou numériques : imprimante 3D, machine de découpe laser...

« L'équipement est mis gratuitement
à disposition du public sous trois conditions morales :
participer, documenter, partager »
 Olivier Gendrin

Ce jour-là, Josiane, une femme au foyer venue pour l'atelier couture discute avec Charles, un ingénieur électronicien qui veut se tailler un sac à dos à ses mesures. Près d'eux, une enseignante découvre la modélisation sur écran. Clément, un bricoleur, bidouille un support pour fixer un néon. Dans la pièce d'à côté, Julien, patron d'un bureau d'études en mécanique et design, découpe des plaques de contreplaqué au laser : « Je suis en train de créer une imprimante 3D ! »

« L'équipement est mis gratuitement à disposition du public sous trois conditions morales : participer, documenter, partager », précise Olivier Gendrin. Chacun s'engage à contribuer aux projets des autres, à décrire par écrit et sur Internet les étapes de son travail pour le rendre reproductible, et à trans­mettre ses connaissances. Ces trois exigences permettent au FacLab de remplir la charte des Fab Labs, définie par le MIT. Une idée d'objet peut donc, en théorie, être améliorée sans cesse dans le monde entier, comme pour les logiciels libres. Ainsi a été inventée la plante qui tweete quand elle a soif, grâce à un mini-ordinateur placé sur son pot...

Le FacLab est l'un des premiers Fab Labs français (avec La Forge des possibles à La Roche-sur-Yon, Artilect à Toulouse, Ping à Nantes, et quelques autres). A côté de ce modèle idéal, des structures voisines existent : le Fab Lab de l'Ensci (Ecole nationale supérieure de création industrielle), lui, n'est pas ouvert au public. « Nous y envisageons les nouvelles façons de fabriquer avec le numérique, raconte François Brument, designer et enseignant. Au moment de la révolution industrielle, la mécanisation des outils a permis de passer de l'artisanat à la grande série, avec des machines reproduisant toujours la même pièce. Aujourd'hui, les outillages autorisent une production sur mesure, au coup par coup, sans stock, ce qui peut ouvrir sur un nouveau monde industriel. »

« L'effort de création 
demande un apprentissage. »
Vincent Guimas

Une autre variante, La Nouvelle Fabrique, sera lancée dans quelques semaines au Centquatre, à Paris. Elle va sensibiliser le public aux machines numériques, dont le prix ne cesse de baisser (l'imprimante 3D la moins chère revient à 400 euros). Mais à La Nouvelle Fabrique, elles ne seront pas en libre accès et passeront par la médiation d'un designer. Car l'idée d'un monde où nous serions tous créateurs et producteurs suscite un certain scepticisme. « On peut imaginer que des amateurs chevronnés puissent utiliser ces outils, mais nous restons prudents : l'effort de création demande un apprentissage, une connaissance des matériaux qui ne s'acquiert pas du jour au lendemain », estime Vincent Guimas, militant associatif responsable de La Nouvelle Fabrique. Qui ajoute : « Affirmer que les imprimantes 3D peuvent se répliquer facilement est un mensonge grossier qui fait le bonheur des fabricants. En réalité, très peu de gens sont capables de les construire eux-mêmes, mis à part quelques geeks. »

« Il s'agit de retrouver le plaisir
 de travailler, la fierté de bien faire. »

Stéphanie Bacquère

François Brument non plus ne croit pas à l'idée du « tous designers » : « C'est un peu comme pour l'informatique musicale : l'ordinateur a rendu l'apprentissage de la musique très accessible. Mais devenir un vrai musicien n'est pas à la portée de chacun. » Stéphanie Bacquère, ingénieure et fondatrice de Nod-A, une PME spécialisée dans le prototypage rapide et utilisatrice du Fac­Lab, est, au contraire, enthousiaste. Avec le Fab Lab, « l'outil de production n'appartient plus à un petit nombre de privilégiés, mais potentiellement à tout le monde. Cet aspect redistributif se situe dans l'héritage de William Morris et du mouvement Arts and Crafts (lire ci-dessous) : il s'agit de retrouver le plaisir de travailler, la fierté de bien faire. »

La multiplication annoncée des machines numériques, au Fab Lab comme à la maison, soulève d'autres questions. L'historienne du design Alexandra Midal s'interroge ainsi sur ce nouveau culte machiniste, rappelant « les années 1920 », et débouchant peut-être sur un déferlement de gadgets. L'artiste Ewen Chardronnet, lui, redoute que ces machines ne favorisent un nouveau capitalisme, une « économie proto-industrielle », semblable au temps des canuts et du travail à domicile. Une crainte infondée, estime Arthur Schmitt, ingénieur et designer chez Nod-A : « Les gens possèdent déjà des imprimantes papier chez eux, ils ne sont pas devenus des canuts pour autant. »

Les plus convaincus voient dans les Fab Labs un remède à la crise. Emmanuelle Roux, patronne d'une PME vendéenne et co-initiatrice du FacLab, estime qu'ils entraîneront un bouleversement aussi fort que l'arrivée d'Internet : « De nouveaux objets et services, de nouvelles manières de travailler ensemble vont apparaître. Les Fab Labs vont développer l'esprit d'entreprise. Et pas seulement le modèle à l'ancienne où l'on gagne de l'argent, mais aussi l'entrepreneuriat associatif ou artistique. Il en sortira de vraies innovations. » La Ville de Barcelone, elle aussi, prend l'affaire au sérieux : son projet de Fab City prévoit un Fab Lab dans chaque quartier. Avant 2022.